Source Libération du 10 mai 2021 par Damien Dole
Des rassemblements de l’intersyndicale des Finances publiques étaient organisés ce lundi dans toute la France contre les fermetures annoncées et la dégradation des conditions de travail des agents. A Paris, ils étaient une grosse centaine de manifestants place Saint-Sulpice.
«Sous le soleil du printemps, on voit que les colères sociales commencent à se déconfiner.» A travers le bruit continu de la majestueuse fontaine de la place Saint-Sulpice, dans le VIe arrondissement de Paris, un membre de Solidaires finances publiques se voulait lyrique. Une envolée qui tranche avec la situation, que tous les orateurs de son secteur qualifient d’orageuse. Conditions de travail, fermetures de centres des impôts, accueil qui se dégrade à cause de directives séparant l’agent public de l’usager… Les griefs étaient nombreux pour la grosse centaine de fonctionnaires en grève ce lundi et réunis devant la Direction générale des finances publiques.
Pour contrebalancer les disparitions programmées de centaines de centres des impôts ainsi que les lois NRP («Nouveau réseau de proximité») et Dussopt, fustigées par tous les grévistes présents place Saint-Sulpice, l’intersyndicale (Solidaires, CGT, Force ouvrière, CFDT et CFTC) a rédigé une plateforme de 50 revendications, laissée lettre morte par la hiérarchie selon les syndicats. «Les finances publiques, ce sont nous, les agents qui les défendront, pas nos directions», assène ce lundi Marie Dall’Osto-Astavun, de Force ouvrière.
La disparition progressive des services publics est une crainte qui se matérialise depuis plusieurs décennies. Pour les Finances publiques, l’affaire s’est accélérée. Au début des années 2000, ils étaient 140 000 agents, contre 100 000 aujourd’hui. Rien qu’à Paris cette année, 225 postes ont été supprimés, en pleine crise sociale et économique. «Certaines de nos missions ne pouvaient pas être à l’arrêt pendant le premier confinement sinon la société tout entière l’était, signale Sandra Demarcq, de Solidaires finances publiques. Et c’est normal : on est attaché à rendre service à la population. Mais cela devient de plus en plus difficile.»
Plusieurs agents du centre des impôts de la rue de Boucry, situé à deux pas de la porte de la Chapelle, se sont mobilisés ce lundi. Des populations parmi les plus précaires et défavorisées de la capitale en dépendent. Des très pauvres, des personnes qui ne parlent pas très bien français, qui ont besoin d’avoir un papier des impôts, précieux sésame qui permet de prouver à d’autres services qu’ils existent et sont dans les clous. Mais le centre doit fermer ses portes en 2022. Les particuliers devront alors aller à celui de Grande Carrière, à plus de trente minutes à pied, quand les entreprises devront carrément se diriger dans le XIXe arrondissement dès novembre.
«Notre boulot se rapproche de celui d’une assistante sociale, explique Hervé qui travaille dans le centre de la rue de Boucry depuis six ans. Quelqu’un a besoin de mon aide, je suis là pour lui. Mais là, avec notre fermeture, ça va encore plus précariser des populations déjà précaires.» Thomas, son collègue (1) à Boucry, abonde : «Plein de réformes sont tombées dernièrement. Même pour quelqu’un qui parle couramment le français peut s’embrouiller. Alors imaginez pour celui ou celle qui ne parle pas la langue…»
«Il y a un cas par personne, aucune situation fiscale n’est identique à une autre. Comment quelqu’un formé en quelques jours peut-il traiter correctement les dossiers et répondre aux questions ?»— Thomas, du centre de la rue de Boucry
Le service des entreprises de Grande Carrière doit lui aussi partir dans le XIXe arrondissement, pour laisser de la place aux usagers de la rue de Boucry. «Notre centre n’est pas du tout dimensionné pour recevoir autant de monde, coupe Sandra Demarcq, de Solidaires finances publiques. Et nous sommes dans un bâtiment en copropriété. Que vont dire les habitants quand des files de plusieurs dizaines, voire plus de 100 personnes, seront devant chez eux tous les matins ?» Thomas, de Boucry, soupire : «Des gens sont là à 7 heures alors qu’on ouvre à 9 heures. On a déjà reçu jusqu’à 180 personnes en quatre heures ! Et on sait d’avance que ceux qui font la queue le matin ne pourront pas tous être reçus. Comment pourraient-ils l’être à Grande Carrière ?»
La direction a des solutions toutes trouvées à ces problèmes d’accueil humain. En premier lieu, Internet, le nouveau graal dématérialisé des directions de la fonction publique, censé contrebalancer les suppressions de postes dans chaque secteur. Les usagers sont incités à envoyer des mails, trouver les informations dont ils ont besoin au gré des onglets de impots.gouv.fr, télécharger les documents importants, quand bien même tous n’ont pas d’imprimante.
Deuxième axe : l’externalisation ou le remplacement de fonctionnaires en bonne et due forme par des contrats de droit privé, la plupart du temps précaires. Des centres d’appels sont créés et vont devenir une norme. Avec les problèmes de confidentialité que cela engendre : «Imaginez : quelqu’un qui a un contrat de trois mois va avoir accès à tout votre argent, donc à votre vie privée. S’il faute, son contrat ne sera tout simplement pas renouvelé, explique Thomas, du centre de la rue de Boucry. Nous, si on fait une seule fois quelque chose comme ça, on va devoir rendre des comptes, et ça aura un impact sur notre carrière.» Il ajoute : «Il y a un cas par personne, aucune situation fiscale n’est identique à une autre. Comment quelqu’un formé en quelques jours peut traiter correctement les dossiers et répondre aux questions ?» Et Sandrine (1), une collègue de Boucry, de conclure : «Ce qu’on nous dit tous les jours, ça équivaut à : «Apprenez aux contribuables à se passer de vous». Le service public se casse la gueule.»
«La direction fait comme si la fracture numérique n’existait pas»
Au quotidien, ces disparitions touchent un grand nombre de personnes en région parisienne, du fait de la densité de population. L’impact est différent, mais pas moins grave, dans les petites villes et le monde rural. Là, c’est la distance qui pose problème, comme le pointe Sandra Demarcq, de Solidaires finances publiques : «A Paris, on a la chance d’avoir des transports en commun. Ailleurs en France, des usagers devront faire 30 km ou plus pour un simple renseignement. La direction nous dit : «Il y a Internet pour ça.» Mais elle fait comme si la fracture numérique n’existait pas.»
L’Etat apporte aussi parfois ses réponses ubuesques sur les questions d’emploi. Ainsi, ce centre des impôts pour les entreprises pour les Hauts-de-Seine délocalisé à… Vendôme, dans le Loir-et-Cher. «La direction nous dit que c’est pour revitaliser les villes de province, assure Philippe, de la CGT Finances publiques 92. Mais ce déménagement, qui coûte 33 emplois, n’apportera rien en termes de service public aux habitants de Vendôme alors que ceux des Hauts-de-Seine vont perdre en service de proximité. C’est aberrant.» Marie Dall’Osto-Astavun, de Force ouvrière, se désespère : «Je ne sais pas si dans six ans nous parlerons encore de Finances publiques.»
(1) Les prénoms ont été modifiés.