Source: Médiapart du 4 septembre 2019 par Dan Israël
Un collectif citoyen a épluché les données publiques disponibles pour établir les conséquences de la future réforme, en comparant les situations de salariés qui partiront prochainement à la retraite avec ceux qui partiront 30 ans plus tard. Pour des carrières identiques, le niveau des pensions chutera de 15 à 23 %. Pour conserver le même niveau, il faudra travailler trois ans de plus. À partir de ce jeudi 5 septembre, Édouard Philippe reçoit les syndicats et le patronat.
Pour quelques jours encore, c’est la méthode du gouvernement qui va occuper les esprits. Comment le gouvernement entend-il mettre en musique la réforme des retraites, l’un des dossiers phares de la seconde phase du quinquennat d’Emmanuel Macron ? On en saura plus à la fin de la semaine, après le séminaire gouvernemental de rentrée et après que le premier ministre Édouard Philippe aura reçu les syndicats et le patronat, jeudi et vendredi, pour un nouveau tour d’horizon sur le sujet.
Mais les questions qui fâchent, elles, seront toujours loin d’être éclaircies. À commencer par les plus brûlantes d’entre elles, celles de l’âge de départ à la retraite et du niveau des pensions. Dans le nouveau système, combien toucheront les retraités ? Leur niveau de pension leur permettra-t-il de maintenir leur niveau de vie ? Et au prix de quel recul de l’âge de départ ?
Ce sont justement les questions que se sont posées le collectif citoyen présentant ses travaux sur le site RéformeDesRetraites.fr. Ce collectif, qui réclame « un débat public clair sur la réforme » est constitué de salariés du public, du privé, et du secteur associatif, parmi lesquels des économistes. Il se donne pour mission de compiler « toutes les données disponibles »sur le sujet.
Dans un document dévoilé ce mercredi soir, ces experts ont mis face à face le niveau de la pension de retraite par rapport au dernier salaire (c’est ce qu’on appelle le « taux de remplacement ») que touche un salarié partant à la retraite à 64 ans dans le système actuel, et celui qu’il toucherait dans le futur système par point, en partant au même âge, après la même carrière. L’analyse, qui s’appuie sur des données publiques (le rapport Delevoye pour le futur système, et le rapport 2019 du Conseil d’orientation des retraites pour l’actuel), est sans appel : pour les trois profils étudiés, le taux de remplacement pour les retraités de 64 ans chutera fortement, de 15 % à 23 % par rapport à aujourd’hui.
Pour quelques temps encore, Jean-Paul Delevoye, le haut-commissaire à la réforme qui avait présenté ses préconisations le 18 juillet, pourra s’abstenir de répondre à ce type d’alertes. Mais pour combien de temps ? Mardi, celui qui est plutôt respecté par toutes les parties ayant participé aux 18 mois de négociations préliminaires, a annoncé qu’il entrait au gouvernement. Il n’aura pas droit au titre de ministre, et reste placé sous l’autorité de la ministre de la santé Agnès Buzyn, mais il pourra défendre le texte au Parlement, sans doute pas avant les élections municipales de mars 2020.
Dans l’intervalle, il est d’ores et déjà annoncé qu’une grande « concertation citoyenne » sera organisée, sans doute pendant plusieurs mois, et que l’avis des partenaires sociaux sera encore sollicité. Et ce, même si des ateliers participatifs ont déjà eu lieu en 2018, que les syndicats ont empilé des centaines d’heures de réunion avec le haut-commissariat à la réforme pendant plus d’un an. Et même si c’est Emmanuel Macron qui rendra les arbitrages finaux sur cette réforme censée créer un système de retraite à points, pertinent pour « les cinquante prochaines années ».
Et ses choix seront cruciaux. L’analyse produite par le collectif souligne que pour prétendre au même niveau de pension qu’un salarié partant à la retraite en 2025, son homologue né trente ans plus tard devrait travailler plus longtemps. Un fonctionnaire ou un salarié du privé né en 1990 ayant eu une carrière ininterrompue depuis ses 22 ans devra partir après 67 ans pour toucher le même niveau de pension que son collègue né en 1961 ayant eu la même carrière.
Bien sûr, la chute du taux de remplacement est aussi due aux réformes déjà votées ces dernières années et entrant progressivement en vigueur. Mais la réforme Macron aggravera bien la baisse des niveaux de de1973. pension, en particulier pour les générations nées après 1973.
Le collectif a commencé à gratter autour des données officiellement disponibles dès la remise du rapport Delevoye. Et la semaine suivante, il a débusqué une jolie combine au coeur du texte. Le fait que les neuf cas types présentés dans le texte soient quasiment tous favorisés par la réforme avait intrigué les experts…jusqu’à ce qu’ils comprennent que les cas présentés ne comparaient pas le futur système au système actuel, mais à un système qui incluait des allongements de la durée du travail n’ayant en fait jamais été votés.
La durée de travail prise en compte pour la génération 1980 était de 44 ans et 3 mois, alors que la loi actuelle prévoit qu’elle ne dépasse pas 43 ans. Cette petite manip’ a eu pour effet de faire baisser artificiellement le montant des pensions présentées comme étant celles du « système actuel », et de les faire apparaître inférieures ou égales à celles du futur système.
Un taux de remplacement qui chute de 72,5 % à 55,8 %
Dans son analyse dévoilée ce mercredi, le collectif se contente de comparer des taux de remplacement, en pourcentage, sans passer par des montants en euros, dont les fluctuations sur des dizaines d’années sont fatalement difficiles à analyser : si une pension de 1 700 euros peut être considérée aujourd’hui comme correcte (le Smic brut est de 1 520 euros mensuels en 2019), le collectif rappelle que cette somme sera dérisoire en 2056, quand le salaire net moyen sera d’environ 3 900 € (contre 2 385 € aujourd’hui).
Les trois cas types retenus (ce sont les seuls disponibles à la fois dans le rapport du COR 2019 et dans le rapport Delevoye, et donc comparables) sont présentés comme des cas de salariés ayant suivi la même carrière, à presque 30 ans d’intervalle. Et le système actuel est sans conteste plus avantageux
Ainsi, Mathieu, cadre du privé né en 1961 travaillant depuis l’âge de 22 ans, sans interruption pendant 42 ans, pourra prendre sa retraite « à taux plein » en 2025. Sa retraite nette représentera 72,5 % de son dernier salaire net. Mais pour Mathias, né en 1990, ayant suivi exactement la même carrière, la retraite dans le nouveau système représentera 55,8 % de son dernier salaire, selon les données du rapport Delevoye. Une perte de près d’un quart du montant de la pension par rapport à son aîné…
Rien de plus logique, puisque la réforme voulue par Emmanuel Macron prévoit que les Français travaillent plus tard. En décalant son départ à la retraite de un, deux ou trois ans, Mathias verra son taux de remplacement augmenter largement. Et ce n’est qu’en partant à 67 ans, après une carrière de 45 ans, qu’il retrouvera le même taux de remplacement que son « prédécesseur » Mathieu.
Un changement de taille lorsque l’on sait que l’espérance de vie en bonne santé est aujourd’hui de 64,1 ans pour les Françaises, et de 62,7 pour les Français. Et qu’un cadre vit plus longtemps et en meilleure santé qu’un ouvrier… Par ailleurs, des carrières aussi longues ne seront pas accessibles à tous, loin de là : en 2018 déjà, à 62 ans, une personne sur deux n’est plus au travail, mais au chômage, en préretraite, en invalidité ou au RSA.
Le constat est le même pour Marie, fonctionnaire de catégorie B née en 1961, partant à 64 ans après 42 ans de carrière non stop, face à Maryam, née en 1990 et suivant la même carrière. La première touchera l’équivalent de 64 % de son dernier salaire, et la seconde ne pourra compter que sur 54,4 % de son salaire.
Enfin, le collectif a comparé les situations de Jules et Julien, employés au Smic toute leur carrière (même si ce cas de figure n’existe quasiment pas). En 2025, Jules pourra compter sur un taux de remplacement haut, à 81,6 %, alors qu’en 2054, Julien ne bénéficiera que d’un taux de remplacement de 64,8 %.
« Notre analyse est la bonne depuis le début»
L’analyse du collectif veille à ne pas trop charger la barque contre la future réforme des retraites : il rappelle, comme nous l’avons précisé précédemment, que les réformes de ces vingt-cinq dernières années ont largement leur part dans cette chute vertigineuse des taux de remplacement. Ainsi, ce sont les textes déjà votés qui expliquent la situation de Julien, le « smicard » né en 1990, par rapport à celle de Jules. La réforme telle que présentée par Jean-Paul Delevoye n’a pas d’impact sur son cas.
Mais pour Mathias, le jeune salarié du privé, c’est bien la réforme Macron qui aggrave la situation : si les critères d’aujourd’hui étaient maintenus, son taux de remplacement à l’issue de sa carrière serait de 66 %, après 43 ans de carrière à 65 ans (la loi prévoit déjà un recul d’un an de l’âge de départ). Après la réforme Macron, à 65 ans, il aura droit à seulement 61 % de son dernier salaire. Le bilan est plus difficile à tirer concernant les agents publics. Le collectif a repris les hypothèses du rapport Delevoye, qui prévoit que les fonctionnaires gagneront dans les années à venir beaucoup plus de primes, qui seront intégrées au calcul de la retraite, contrairement à aujourd’hui. Dans cette hypothèse, la réforme aura peu d’impact pour les fonctionnaires. Mais si la part de primes n’augmente pas pour les fonctionnaires (et c’est ce que le COR prévoit comme le plus probable), le niveau de leurs pensions baissera beaucoup plus que ce qui est déjà prévu dans la législation actuelle.
Interrogé sur ces données, le haut-commissariat à la réforme des retraites n’a pas souhaité faire de commentaires. De leur côté, les syndicats accueillent ces simulations en fonction de leurs positions respectives, vis-à-vis de la réforme.
« Ces quelques cas bien étayés montrent que notre analyse est la bonne depuis le début, déclare Philippe Pihet, le négociateur de Force ouvrière sur les retraites. Nous avons toujours dit que le taux de remplacement allait chuter, et dans certains cas, avec la fin de la règle des 25 meilleures années ou des 6 derniers mois, le comprendre est aussi simple que faire une règle de trois. »
La CGT ne sera elle non plus guère étonnée, elle qui explique depuis des mois que la réforme aboutira fatalement à une baisse du niveau des pensions, ne serait-ce que parce que le gouvernement a annoncé qu’il n’entendait pas consacrer plus de ressources au système des retraites (14 % du PIB), alors que les retraités seront de plus en plus nombreux : 35 % en plus d’ici à 2050, selon les prévisions.
L’Ugict, la branche de la CGT dédiée aux ingénieurs et aux cadres, a mis en ligne un argumentaire efficace pour démonter la présentation rassurante du gouvernement, reprenant de nombreux arguments détaillés ici par Mediapart quant au bouleversement de philosophie qui accompagne le nouveau régime. La CGT et FO ont appelé à des manifestations contre la réforme, le 24 septembre pour le premier, trois jours plus tôt pour le second.
En revanche, la CFDT, qui soutient largement la réforme, au moins dans sa conception générale, est plus embarrassée. Début juillet, Laurent Berger avait vanté sur Mediapart« un système plus juste, plus lisible » et « un élément de progrès social pour tous ceux qu’on n’entend pas suffisamment aujourd’hui, qui ont des basses pensions, des carrières difficiles, qui partent à la retraite en ayant une espérance de vie beaucoup plus faible que d’autres ».
Interrogé sur l’analyse du collectif, Frédéric Sève, le « Monsieur retraites » de la confédération, invite à « rester prudent lorsqu’on se base sur dessimulations : il y a tellement de paramètres et d’hypothèses à prendre en compte qu’il est difficile d’y voir toujours clair ». Il rappelle que « puisque la réforme se fera à moyens constants, s’il y a desperdants, c’est qu’il y aura aussi des gagnants », qui se recruteront du côté des plus précaires.
« Cette réforme va rebattre fortement les cartes, souligne-t-il. Oui, ceux dont les revenus sont les plus hauts vont y perdre, car ils sont aujourd’hui les gagnants outrageants du système actuel. » Il insiste aussi sur la nécessité que « la transition entre les deux systèmes soit bien étalée dans le temps, pour que les individus ne soient pas trop pénalisés dans le temps ».
Une demande pour la mise à disposition de toutes les données.
Bien évidemment, les données mises sur la table par le collectif militant sont très parcellaires. Elles ne prennent pas en compte la réalité du monde du travail d’aujourd’hui, avec ses carrières heurtées et non linéaires. « Pour avoir davantage d’information sur les autres profils, il faudrait que le haut-commissaire et le gouvernement acceptent enfin de rendre publiques les données du rapport, écrit le collectif, qui a fait une demande officielle en ce sens mi-août. Cela serait nécessaire notamment pour étudier les profils spécifiques des carrières heurtées (notamment celles des femmes), des cadres, des fonctionnaires à faible taux de primes (par exemple enseignants). »
L’entourage de Jean-Paul Delevoye prévoit depuis des mois que le débat va monter autour de l’accès aux données, et que les demandes de simulations précises, déjà portées par les syndicats, vont se multiplier. Mais le haut-commissaire ne prévoit pas de tout mettre sur la table. À la fois parce que toutes les données ne sont pas disponibles, notamment pour les cas concernant des salariés dépendant de petites caisses de retraite, qui n’ont pas toujours les ressources nécessaires pour fournir toutes les informations. Mais aussi parce qu’il attend que l’exécutif rende tous ses arbitrages.
Une fois les choix opérés par le président et son gouvernement, l’étude d’impact du projet de loi devrait contenir beaucoup de données, et de cas types, pour enrichir les débats au Parlement. Mais il n’est pour l’instant pas question d’éclairer toutes les pistes possibles dans ce vaste débat en fournissant l’ensemble des données dont dispose l’administration.
La mise en lumière de la question du taux de remplacement est en tout cas bienvenue, car elle permet de recentrer les débats sur les questions concrètes qui se posent pour les salariés et les futurs retraités. Des sujets pourtant éclipsés ces derniers jours, lorsque Emmanuel Macron a déclaré le 26 août sur France 2 qu’il était en faveur d’« un accord sur la durée de cotisation plutôt que sur l’âge » nécessaire pour pouvoir bénéficier d’une retraite à taux plein.
Le président a ainsi contredit Jean-Paul Delevoye, qui avait assuré le 18 juillet qu’il favorisait largement la notion d’un âge pivot, évoluant avec les générations, avant lequel une forte décote serait appliquée. Ce choix n’était pas vraiment celui du haut-commissaire, mais très largement celui du premier ministre Édouard Philippe. « Rien n’est décidé », a assuré le chef de l’État, relançant la machine à analyse et à polémiques.
Or, comme l’ont par exemple expliqué plusieurs blogueurs de Mediapart, le changement de pied d’Emmanuel Macron ne peut pas franchement être analysé comme un grand pas vers la gauche, ou même comme un changement profond de philosophie. Le mérite du collectif citoyen est de rappeler que derrière ces débats théoriques, et parfois rhétoriques, reste le vrai sujet, celui du compte en banque des Français de plus de 64 ans.